Séminaire linguistique 2021
Résumés
Pauline Haas
Université Paris 13
Classification sémantique des noms en français
De nombreuses études recourent à la classification sémantique, que ce soit de manière centrale, dans le but de décrire et de conceptualiser le sens des mots (études sémantiques et lexicologique), ou comme matériaux pour traiter d’autres questions linguistiques (par exemple, la mise en évidence les liens entre opérations morphologiques et construction du sens, l’exploration des contraintes sémantiques de sous-catégorisation pesant sur les arguments des prédicats, ou encore pour les besoins de désambiguïsation sémantique rencontrés en traitement automatique des langues).
Le travail présenté, élaboré en collaboration avec Lucie Barque (univ. Paris 13, sémanticienne), Richard Huyghe (univ. de Fribourg, Suisse, sémanticien) et Delphine Tribout (univ. de Lille, morphologue), propose une classification sémantique des noms du français établie au moyen de tests linguistiques distributionnels. Il s’agit d’aboutir à une typologie sémantique des noms fondée sur leurs propriétés linguistiques. Il s’agit également de proposer concrètement une méthode de classification.
Après avoir brièvement présenté les différents types de classements sémantiques existants, je présenterai en détail la typologie sémantique proposée qui se compose de 14 classes simples et de 7 classes sémantiquement complexes (ou hybrides). Seront abordées les difficultés liées à la description de la polysémie et à sa distinction avec la complexité sémantique, ainsi que les questions liées à la classification en langue vs l’annotation en corpus.
Guillaume Coqui
Université de Bourgogne
La compréhension du non-sens
À la faveur de ce que d'aucuns ont nommé son « tournant linguistique », la philosophie du XXe siècle s'est redécouvert un intérêt pour la question de la signification, ou de la signifiance, des énoncés, promue au rang d'une question logiquement antérieure à celle de la vérité des thèses. Ce faisant, elle s'est obligée à fournir une analyse du langage qui est venue nourrir et, parfois, concurrencer l'analyse des linguistes, et dont un aspect nous retiendra ici : à quel type de conditions ou de critères peut-on recourir pour décider de la signifiance d'un énoncé ou d'un terme ? Autrement dit, comment identifier le non-sens, et, partant, le sens ? Peut-on soutenir que c'est la signification individuelle des termes qui composent un énoncé qui détermine si l'énoncé complet a un sens, ou faut-il plutôt recourir à une théorie alternative du non-sens, qui est celle de Frege, ainsi que l'ont soutenu à la fin du siècle dernier Cora Diamond (The Realistic Spirit, 1991) et, à sa suite, Jacques Bouveresse (Dire et ne rien dire, 1997) ? L'examen de ces questions permet de montrer à quel type de décisions théoriques la question du non-sens nous contraint, en ce qui concerne la nature de la signification, de la compréhension et de l'interprétation.
Dubravka Saulan
Université de Bourgogne
Trop drôle : sujet riant, identitèmes et positionnement dans le discours
Dans cette communication, nous tâcherons d’analyser la notion d’identitème à l’aide du sujet pensant-parlant (riant ?) dans son versant interprétatif. Positionné dans le discours, il y tisse sa toile identitaire grâce à et malgré son hétérogénéité. Cette dernière se manifeste avant tout dans le discours (public), dès lors que le locuteur en question assume son rôle de récepteur des messages concernés. C’est par le biais d’interprétation qu’il puise dans sa mémoire linguistique et socio-culturelle et qu’il s’attaque au jeu d’identitèmes. Force est de constater que ce jeu devient à son tour hétérogène. Produits par l’émetteur – qui peut ne se manifester que marginalement dans le discours -, les identitèmes passent par le sujet-parlant, avant de reproduire leur « je » et leur « jeu » dans l’identification du sujet interprétant (locuteur hétérogène). Nous essayerons de réfléchir comment la même identification pourrait être altérée chez le locuteur bi- ou multilingue, notamment dans l’exemple des figements et des semi-figements portant sur l’humour. Afin d’y parvenir, il nous sera incontournable de re-questionner la notion de sémiosphère (identième vs. culturème : sémiotique culturelle oblige), en la posant en tête de tous les éléments qui parlent d’identitèmes sans les nommer. Nous étudierons certains d’entre eux (préconstruit, sujet pensant, sujet parlant, déictique, etc.). L’utilité de l’analyse du discours public dans cette optique repose sur le fait qu’il partage un certain nombre de traits distinctifs avec l’identitème lui-même : il repose sur la mémoire collective, il est (plutôt) créatif, référentiel et compressé ; enfin, il est la preuve physique de l’importance de l’intertextualité.
Hugues Galli
Université de Bourgogne
La langue verte permet-elle de rêver en couleur ?
Il y a trente piges. Il y a belle lulure donc… Une paille, les années quatre-vingt dix ! Du vingtième siècle ! « Une époque que les moins de vingt ans… » Bref, du temps que Zinedine Zidane avait encore du cresson sur le caillou (c’est dire si c’est daté, les poteaux !) Pierre Merle se lamentait déjà. L’était tout mélanco, l’ancien pisse-copie du Nouvel Obs (pas le prof de socio, qu’a le même blaze, mais qui s’intéresse de près aux p’tis merdeux (truisme !) qui se font tartir comme des rats morts sur les bancs des bahuts de France et de Navarre). Il avait le bourdon. « Le Blues de l’argot »* qu’il observait. Concurrencé par l’ « argot fast-food ». L’argot à toutes les sauces. Le franglais**, le français kiskoze*** et même bientôt (prémonition ?) le français des técis de Jean-Pierre Goudailler. Dis-moi Saïd, comment tu tchachtes ? Et toi, Vinz ? J’vais en faire un dico****. Et préfacé par Claude Hagège, siouplaît ! Imaginez : « Deux linguistes dans la ville ». Scénario et réalisation : José Giovanni. Pas tout frais, le José, mais toujours bon pied bon œil ! Ça s’passe entre deux barres HLM. Cité La Noé, un jour où le ciel est gris (y’en a-t-il d’autres ?) Chanteloup-les-Vignes, dans le 7-8. Comme dans La Haine. Le couple Goudailler/Hagège crève l’écran. Gabin et Delon n’ont qu’à s’rabiller. Au vestiaire les vieux kroumirs !
Mais voilà qu’on digresse…
C’est peut-être aussi ça l’argot ? Une idée qui en appelle une autre. Puis une autre encore. Des images plein la tête. Des associations. Et toujours par métaphore. Du sous-Proust. En moins barbant quand même ! L’école buissonnière de la langue.
Elle est passée où la langue fleurie, la langue verte ? Existe-t-il toujours, le « parler canaille » ? L’argot des « vrais de vrais » ? Et qu’est-ce qu’ils sont devenus les princes de l’argot***** ? De l’argot d’antan ?
On y regardera de plus près, promis. Nostalgiques s’abstenir.
*Merle, Pierre, Le blues de l’argot, Paris : Seuil, 1990.
** Étiemble, René, Parlez-vous franglais ? Paris : Gallimard, 1964.
***Beauvais, Robert, Le français kiskoze, Paris : Fayard, 1975.
**** Goudailler, Jean-Pierre, Comme tu tchachtes ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris : Maisonneuve et Larose, 1997.
***** Cérésa, François, Les princes de l’argot, Paris : Éditions Écriture, 2014.
Manar El Kak
Sorbonne Université
La théorie des aires chez Gustave Guillaume et son application à la langue arabe
Dans ses Leçons de linguistique, Guillaume s’est intéressé à la typologie des langues en décrivant, notamment pour le français, les mécanismes à l’œuvre dans la formation du mot. Sa typologie, novatrice du fait qu’elle aborde en diachronie et en synchronie la formation du mot et son passage vers la phrase et inversement, aboutit à une classification des langues selon trois aires, prime, seconde et tierce, dont les plus représentatives sont : le chinois, langue à caractères, l’arabe, langue à racines et le français, langue à radical. Diachroniquement, les langues indo-européennes, langues à mots se situent en exophrastie, c’est-à-dire, au seul niveau de la langue amenant à un achèvement matériel et formel du mot. Quant aux langues sémitiques, dont l’arabe fait partie, elles sont à la fois exophrastiques et endophrastiques, dans la mesure où la formation du mot passe par deux saisies lexicales, la première se situe en langue et la seconde en discours.
Par cette théorie de trois aires, il semble que le mot arabe connait deux étapes dans sa formation selon Guillaume. Or, selon certains linguistes arabes et arabisants, le mot arabe est constitué de deux parties : une racine et un schème, responsables respectivement du contenu sémantique et grammatical, mais où chacune d’elles est considérée comme un signe linguistique (Fleisch, 1961 ; Larcher, 1995). Ainsi, notre première question s’oriente vers l’applicabilité de cette théorie à la langue arabe. Ce qui nous amène à nous interroger sur le mot arabe en tant qu’entité à double signe : comment se forme-t-il ? Se forme-t-il en langue ou en discours ? Qu’en est-il des cas où une racine donne naissance à des mots polysémiques ? Ces questions et tant d’autres vont nous permettre d’aborder la formation du mot en arabe, afin de vérifier l’applicabilité de la théorie des aires à ladite langue, en prenant en considération au moins deux paramètres : le morphème lexical, ou racine, et le morphème grammatical, ou schème.
Ľudmila Lacková
Université Palacký, Olomouc, République Tchèque
Peirce et le structuralisme
C'est une tendance générale de la sémiotique de considérer Peirce en contradiction avec le mouvement structuraliste, également appelé sémiologie. Cette contradiction n'est qu'une décision arbitraire des sémiologues actuels. Peirce a développé sa théorie indépendamment du mouvement structuraliste (il ne pouvait en être autrement en raison de la nature linéaire du temps) et les sémiologues aussi : au moins au début du mouvement, si l'on part de Saussure, il est clair que les deux théories ont émergé indépendamment l'une de l'autre. S'il y a eu des convergences dans les générations ultérieures de la sémiologie, comme dans le cas de Roman Jakobson, elles ne font certainement que soutenir l’hypothèse selon laquelle il n'y a rien de contradictoire entre la sémiotique de Peirce et le structuralisme européen. L'argument selon lequel l'approche dyadique présumée « fermée » n'est pas commensurable avec l'approche triadique permettant une sémiose illimitée ne tient pas si l'on considère que les sémiologues avaient d'autres stratégies pour décrire le processus interprétatif illimité, comme les chaînes connotatives par exemple. Démontrer la conciliabilité du structuralisme avec la sémiotique interprétative de Peirce était l'objectif général de l'œuvre d'Umberto Eco. Je voudrais aller encore plus loin et faire apparaître que Peirce était dans une certaine mesure plus « structuraliste » que les sémiologues eux-mêmes. Pour cela, je m’appuierai sur des exemples d'aspects formels tirés des manuscrits de Peirce et considèrerai ce dernier comme un prédécesseur de la syntaxe valentielle de L. Tesnière.
Jean-Hadas-Lebel
Université Lumière-Lyon 2
Que savons-nous de la flexion nominale en étrusque ?
Alors qu’au milieu du Ier millénaire av. J.-C. les Étrusques dominaient une bonne partie de l’Italie, l’irrésistible ascension d’une petite cité du Latium, Rome, a fini par faire disparaître de la carte ce peuple si singulier. Un des principaux mystères entourant les Étrusques vient de leur langue, encore aujourd’hui très obscure. Bien qu’ils nous aient laissé plus de dix mille inscriptions, notre compréhension de leur langue progresse très difficilement. Il faut dire que l’étrusque n’appartient à aucune famille linguistique connue. Qui plus est, les linguistes ne disposent d’aucune Pierre de Rosette susceptible de faciliter leur tâche. Toutefois, grâce à l’acharnement d’une poignée d’étruscologues, notre compréhension de la flexion nominale étrusque a connu une avancée non négligeable ces dernières années. Comme on le verra, c’est à la typologie que l’on doit ces récents progrès. L’auteur de ces lignes est d’ailleurs persuadé que la typologie a encore beaucoup à nous apporter pour la connaissance de l’étrusque en général.
Romain FILSTROFF
Vidéaste
Monté de Linguisticae
La vulgarisation est une pratique visant à rendre le savoir accessible. Si simplifier peut paraitre simple, ce n’est paradoxalement pas le cas : c’est en réalité un exercice délicat, qui nous expose aussi bien aux critiques des experts que des profanes. Les premiers pointeront le manque de précision ou les libertés prises avec la réalité scientifique du discours tandis que les seconds pointeront le manque de clarté ou le niveau de connaissances préalable requis pour une bonne compréhension.
La vulgarisation à destination du grand public sur une plateforme comme YouTube expose aussi à des problématiques supplémentaires : il faut captiver l’audience, rendre un sujet vendeur, et dans le cas de la linguistique susciter un intérêt pour une discipline méconnue. La viabilité économique d’une chaine professionnelle dépend souvent de ce seul facteur. Parfois, c’est un autre public que l’on cherche à attirer : des annonceurs, des éditeurs ou des producteurs.
Il n’existe ni modèle, ni bonne pratique. Il s’agit là d’une pratique émergente au sein d’un milieu très changeant. Les vulgarisateurs sont souvent des acteurs atypiques, parfois issus d’autres spécialités que celles qu’ils partagent, donnant lieu à des positionnements différents et des légitimités variables.
C’est alors au travers d’un parcours personnel incarné que seront abordées ces questions et le thème de cette intervention.
Inès SFAR
Sorbonne Université
Le discours lexicographique entre précision définitoire et ambiguïté d’exemplification
Le discours lexicographique permet, selon A. Rey (1995 : 95) de fournir « une image des usages de la langue » à partir d’un discours de base qui peut être réalisé ou virtuel. C’est parce qu’il est virtuel qu’il favorise une stratégie discursive propre, permettant de produire un discours exemplifiant, « sémiotiquement complexe, hétérogène, démonstratif, idéologique-culturel, didactique et passablement pervers » (1995 : 95). Les exemples utilisés dans le discours lexicographique sont présentés comme des « faits de discours individuels assumés ou non » et qui « renvoient donc inductivement à une catégorie de faits (syntactiques, sémantiques, pragmatiques) pour dégager une norme, soit objective (statistique, philologique), soit projective (sociale, politique, idéologique) » (1995 : 101). Au-delà de son triple statut, fonctionnel, sémantique, social et pragmatique, l’exemple a deux sémantismes : « l’un indirect, renvoyant à un signe du langage, l’autre direct, renvoyant à un contenu conceptuel ou à un référent » (1995 : 103). Il fait l’objet d’une « double lecture ». C’est cette ambiguïté entre « mention » et « usage » que nous tenterons d’analyser dans la présente contribution. Nous partirons des exemples du Dictionnaire des expressions et locutions d’Alain Rey et Sophie Chantreau (1989, réed 2003) afin d’expliciter le lien qui existe entre le contenu définitoire de la locution et l’exemple, qu’il soit référencé ou pas. Le choix de notre corpus est motivé par le fait que ce type de dictionnaires présente plusieurs particularités, qui sont à rattacher, non seulement, à la nature de l’ouvrage, mais également à la forme des entrées lexicales choisies : les locutions et expressions, de par leur polylexicalité, présentent des variations qui rendent difficile leur classement alphabétique dans un dictionnaire et imposent au linguiste-lexicographe d’opérer des choix dans la sélection, qui ne sont pas toujours justifiables, notamment en ce qui concerne la relation qui existe entre l’entrée et les exemples (forgés ou citations) qui permettent de l’illustrer. Trois cas de figure se présentent à nous :
- Explicitation de la définition (sémantique et / ou pragmatique)
- Explicitation de l’exemple (anonyme ou référencé)
- Absence d’explicitation (définitoire et / ou exemplifiante).
Mots-clés : discours lexicographique, exemple, ambiguïté, discours oblique, définition, implicite.
Bibliographie
BALIBAR-MRABTI Antoinette. « Exemples lexicographiques et métaphores ». In: Langue française, n°134. Nouvelles approches de la métaphore. pp. 90-108. 2002.
FUCHS Catherine. Les ambiguïtés du français. Ophrys. 1996.
LEHMANN Alise (dir.). Langue française, n°106, L’exemple dans le dictionnaire de langue Histoire, typologie, problématique. Larousse. Paris. 1995.
L’HERMITTE René. « Lexicographie et idéologie ». In: Revue des études slaves, tome 54, fascicule 3, pp. 403-408. 1982.
MARTIN Robert. Inférence, antonymie et paraphrase. Klincksieck. 1976.
REY Alain. « Du discours au discours par l’usage : pour une problématique de l’exemple ». Langue française, n°106. pp. 95-120. Larousse. Paris. 1995.
REY Alain. CHANTREAU Sophie. Dictionnaire des expressions et locutions (1989, réed 2003). Le Robert.
Ksenija ÐORÐEVIĆ LEONARD
EA-739 Dipralang, Université Paul-Valéry Montpellier 3
La patrimonialisation des éléments identitaires : trois études de cas (Italie, Estonie, Serbie)
Dans cette communication nous allons observer comment s’opère la patrimonialisation de divers éléments identitaires (langue, culture, religion) de trois populations minoritaires en Europe, à partir de nos enquêtes de terrain réalisées en Italie, en Estonie et en Serbie, dans un passé récent.
La première de nos études de cas portera sur la situation de la minorité croate, installée au sud de l’Italie, dans le Molise, depuis le XVème siècle, qui conserve encore aujourd’hui l’usage d’une variante ancienne de sa langue – ce qui, en soi, en augmente la valeur patrimoniale. Le répertoire linguistique des Croates molisains est ainsi marqué par le feuilletage de plusieurs variétés : l’italien standard, le dialecte molisain italo-roman, le croate molisain ou le na-našu comme l’appellent les locuteurs, et – quoique plus rarement – le croate standard. Notre regard portera ici essentiellement sur le na-našu – la variété dialectale locale. Nous montrerons comment cette variété est réinvestie dans le cadre de la valorisation d’un héritage culturel original qui, sans passer par une revitalisation fonctionnelle, ne participe pas moins du développement social et culturel de toute une communauté.
La deuxième de nos études de cas portera sur la situation de la minorité slovaque de Serbie. Même si celle-ci représente seulement 0,73% de la population totale, et si sa langue, dans une situation de diglossie avec la langue majoritaire – le serbe, est minorisée dans l’espace public, la valeur ajoutée aussi bien commerciale que symbolique qui joue en faveur de la visibilité de la communauté slovaque se trouve – une fois n’est pas coutume – pas seulement dans la langue minoritaire, mais dans le domaine de l’art. Nous analyserons les stratégies de marketing touristique des communes dans lesquelles sont installées les Slovaques. Ces stratégies sont organisées autour de la valorisation du patrimoine culturel communautaire, à travers les nombreux musées d’art ou de traditions populaires, les ateliers de peintres ou de fabrication de violons, ou encore les maisons natales d’artistes, transformées en curiosités touristiques, qui parsèment le centre de la commune, et constituent à la fois le moteur et l’âme de ces localités.
Enfin, la troisième de nos études de cas portera sur les vieux-croyants d’Estonie. Cette population se définit aujourd’hui essentiellement par son héritage culturel et linguistique et par sa religion. Cependant, nous sommes ici dans une situation paradoxale, où la communauté (certes parfaitement russophone) s’identifie aussi à travers une langue – le slavon d’église – dont la maîtrise réelle est réservée à un cercle d’initiés, à travers une religion – la « vieille-foi » – dont la pratique ne résiste pas au recul du fait religieux dans l’espace européen, ainsi qu’un héritage culturel qui se fond en partie dans celui de leurs compatriotes russophones. Néanmoins, le sentiment de défendre une spécificité et une originalité est bien présent au sein de la communauté.
A partir de nos observations directes et participantes et de nos enquêtes de terrain réalisés dans les trois pays, nous verrons comment s’opère la patrimonialisation des éléments identitaires des populations minoritaires à cette époque où aussi bien la langue que la culture ou encore la religion sont réinvesties dans le cadre de la valorisation d’un héritage culturel original. Nous monterons que, sans viser une revitalisation fonctionnelle, la patrimonialisation ne rime pas ici pour autant avec la folklorisation ou la muséification. Elle témoigne d’un processus dynamique qui contribue au développement social et culturel d’une communauté, mais aussi de toute une région.
Samir Bajrić
Université de Bourgogne
Langue sans tête
ou
Absence / omission de pronom personnel dans la phrase verbale
Encore une conférence sur les pronoms ?! (Sic !) Une quatrième (ou une troisième, je ne sais plus…) pour les six dernières années ? Oui, mes chers. Au risque de surprendre, de décevoir, de dérouter, bref, de dégoûter certains, j’ai décidé de poursuivre dans ladite voie, car le domaine est prometteur, le terrain est fécond, le phénomène est source permanente de curiosités. Et en parlant de ce dernier, c’est bien d’une certaine phénoménologie, d’une phénoménologie certaine que relève l’objet de la présente étude : s’intéresser à ces faits de langue-là où, pour faire simple en faisant diversion, la phrase verbale devient « décapitée », « guillotinée », privée de l’apparent essentiel. C’est ce que je nomme et renomme : langue sans tête ou absence / omission de pronom personnel (indice personnel de Tesnière) dans la phrase verbale. De nombreuses langues du monde affichent une syntaxe se prêtant à ce type d’emploi grammatical, voire de conception de l’énonciation :
- langues slaves (toutes) : russe : Не могу. ; bulgare : Мисля, че съм така; slave méridional : Mislim, dakle jesam; tchèque : Myslím, že ano ;
- latin : Cogito ergo sum.
- italien : Dove e come ci colpiranno, onestamente non lo so.
- espagnol : Estoy sediento. ; ¡Si, lo practicamos!
- roumain : Cred că așa sunt.
- albanais : Mendoj se jam ashtu.
- allemand : Muß sich daran gewöhnen.
Le français semble se situer à l’écart de cette particularité, si, bien entendu, nous limitons notre observation à sa norme grammaticale. La construction * Pense, donc suis est aussitôt jugée non conforme aux lois syntaxiques, puisqu’elle doit céder à Je pense, donc je suis. Néanmoins, certaines conditions discursives permettent de nuancer cette rigidité : ellipse inter-phrastique (A voté !) ; excursion diastratique (Fais chier !) ; etc. (Leeman 2006).
Bajrić S., 1996 : « Les pronoms : mots pleins semi-prédicatifs », dans École doctorale de Dijon, Université de Bourgogne, Questions de syntaxe, p. 1-33
Bajrić S., 2021 : « L’alternance des termes d’adresse entre tutoiement et vouvoiement : français, espagnol, italien », en collaboration avec Daniela Ventura, actes du colloque « Romanistika 100 ; 100 ans d’études romanes à Zagreb : tradition, contacts, perspectives », 15-17 novembre 2019, Studia Romanica et Anglica Zagrabiensia, Zagreb, p. 65-70
Leeman D, 2006, « L'absence du sujet en français contemporain : Premiers éléments d'une recherche », dans Information grammaticale, numéro 110, juin, p. 23-30
Tesnière L., 1927b, « Pronoms et indices personnels », dans Bulletin de la Faculté des Lettres de l’université de Strasbourg, pp. 61-65
Teyssier J., 1981, « Le système du pronom personnel allemand et ses implications morphosyntaxiques », dans Équipe de recherche en psychomécanique du langage, Langage et psychomécanique du langage, sous la direction de A. Joly et W.H.Hirtle, Québec, PUL, p. 151-185
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